Le développement d’un pays dépend de divers leviers. Dans cet entretien M. Arsène FADO, Ingénieur industriel des ENSA, Expert industriel et spécialiste en financement des entreprises, certifié ICCF et ICCF 2 à HEC Paris en finance corporate et Private Equity a fait le bilan des actions au Bénin en faveur de son développement économique. La marche du Bénin vers l’industrialisation. Quel bilan peut-on en tirer ?
Bonjour M. FADO, avant de démarrer cet entretien exclusif, pouvez-vous nous donner un bref aperçu de votre parcours ?
Bonjour Monsieur le journaliste. C’est un réel honneur pour moi de me retrouver devant vous aujourd’hui pour partager mon point de vue sur un sujet peu abordé, mais éminemment important pour l’avenir du Bénin. Dans un contexte international de plus en plus tendu, l’industrialisation, entendez la transformation locale des matières premières en produits à plus forte valeur ajoutée, représente l’unique levier de développement.
Je me présente : Arsène FADO, ingénieur industriel diplômé de l’ENSA d’Agadir au Maroc en Génie des Procédés, certifié en “finance corporate” et “finance de marché” à HEC Paris. J’accumule plus de quinze années d’expérience dans l’industrie cimentière, la production d’électricité, et le financement de projets de développement au Bénin et au Maroc. Profondément attaché au développement industriel de l’Afrique et du Bénin, je suis très attentif aux progrès industriels des pays africains en général, et plus particulièrement au réveil industriel du Bénin de ces dernières années, amorcé depuis l’arrivée au pouvoir de l’actuel Président de la République, S.E.M. Patrice TALON.
Avant de revenir sur le renouveau industriel du Bénin évoqué à l’instant, que pouvons-nous retenir de la marche du Bénin vers l’industrialisation avant 2016 ?
C’est une question importante. Le Bénin a eu, par le passé, notamment dans la période post-coloniale jusqu’au début des années 90, des fleurons industriels, parmi lesquels l’ex-Société des Ciments du Dahomey (actuelle SCB Bouclier) fondée en 1969, l’usine d’huilerie et savonnerie SONICOG, les usines textiles SITEX et CBT de Lokossa, l’OPT, la SONAPRA, ou encore l’ex-OCBN (actuelle Bénin Rail), pour ne citer qu’elles.
Malheureusement, comme la plupart des pays africains, le Bénin a connu la période sombre des fameux ajustements structurels imposés par les institutions de Bretton Woods et la dévaluation du franc CFA, qui ont consacré dès les années 1990 la privatisation des industries publiques et parapubliques. Dans un contexte où le secteur privé, censé reprendre ces activités industrielles, n’était ni organisé ni outillé pour assumer cette responsabilité, cette situation a entraîné un quasi-abandon du secteur secondaire dont les conséquences ont perduré jusqu’aux années 2000. Cela a affaibli le tissu industriel déjà embryonnaire du Bénin, contribuant à la fermeture de plusieurs industries, à l’intensification du commerce, notamment l’exportation de matières premières brutes et l’importation de produits finis, ainsi qu’à une ruée de la jeunesse vers les activités politiques, perçues comme le seul espoir de prospérité dans un contexte de renouveau démocratique, entièrement financé par l’Occident et la communauté internationale.
Après la première décennie des années 2000, un vent nouveau a commencé à souffler sur l’industrialisation du continent africain, soutenu principalement par des initiatives telles que l’Agenda 2063 de l’Union Africaine, qui a permis d’établir le Plan d’Action pour le Développement Industriel Accéléré, le démarrage, bien que timide, de la Zone de Libre-Échange Continentale Africain (ZLECAF), mise en place pour stimuler le commerce intra-africain, ainsi que le concept “High Five” de la BAD, qui stipule : “Nourrir l’Afrique ; Éclairer l’Afrique ; Industrialiser l’Afrique ; Intégrer l’Afrique ; Améliorer la qualité de vie des populations africaines.” Ces initiatives ont offert à l’Afrique une véritable opportunité de créer des emplois et de promouvoir un processus d’industrialisation axé sur les produits de base et la transition écologique, en développant le secteur manufacturier au niveau national, tout en tirant parti des ressources abondantes du continent et des changements de paradigmes observés dans le monde.
C’est dans ce contexte que les autorités béninoises ont tenté d’amorcer une nouvelle ère industrielle en reprenant en main plusieurs industries jadis agonisantes, à travers des initiatives de création d’unités agro-industrielles, des tentatives de relance du chemin de fer, de construction de centrales électriques, et bien d’autres actions, qui ont malheureusement peu prospéré, souvent à cause de l’absence d’une stratégie gouvernementale cohérente et de la forte politisation de ces initiatives. Ainsi, avant 2016, la marche vers l’industrialisation du Bénin présentait des signes d’essoufflement et ne laissait guère entrevoir un horizon prometteur.
Quels sont les signaux forts du nouveau régime au pouvoir depuis 2016 dans cette marche vers l’industrialisation du Bénin ?
Je me réjouis de votre question. Il est très intéressant de parler de signaux plutôt que d’actions, car en tant que citoyen béninois résidant au Bénin depuis peu, j’observe avec attention. Je tiens tout d’abord à préciser que le tableau précédemment peint ne remet en aucun cas en cause les compétences des dirigeants du Bénin avant 2016, mais illustre simplement la situation industrielle de notre pays à cette époque.
Pour répondre à votre question, permettez-moi de mentionner quelques faits dont j’ai connaissance grâce à mes fonctions antérieures dans les secteurs de l’énergie, de la cimenterie et des zones industrielles. Je suis convaincu que l’atout majeur du régime actuel réside dans la stratégie cohérente impulsée par les “Programmes d’actions du Gouvernement (PAG 1&2),” des documents inédits au Bénin. Cela a permis aux acteurs du développement industriel d’avoir : i) une boussole, un outil essentiel pour faciliter les investissements à long terme ; ii) un ancrage dans les choix prioritaires du Gouvernement ; iii) de se projeter dans l’avenir. Le PAG a donc agi comme un catalyseur dans la marche industrielle du Bénin.
En ce qui concerne les évolutions positives du réveil industriel ces dernières années, je souhaite d’abord évoquer la conception, la construction et la mise en service, en 2019, de la centrale électrique Maria Gléta 2, d’une capacité de 127MW, ce qui a permis de faire passer la capacité propre de production du Bénin de quasiment “zéro MW” à 68% d’autonomie énergétique. Cela s’est produit dans un contexte où le Bénin avait déjà englouti 40 milliards de FCFA dans une centrale électrique de 80 MW qui, à ce jour, n’a toujours pas démarré. La réussite de Maria Gléta réside dans l’absence de politisation du projet, le mode de financement adapté au secteur de l’électricité, la contractualisation avec un partenaire “clé en main” sous le modèle EPC, et surtout le contrat d’exploitation et de maintenance signé avec BWSC (Danemark) depuis six (06) ans, qui a permis une gestion saine et professionnelle de l’outil de production, loin des politicards et de l’administration publique. Cette réussite s’est conclue par la création et l’opérationnalisation d’une Société de gestion des actifs de production d’électricité au Bénin (SBPE), qui, capitalisant sur cette expérience, a déjà mis en service une centrale solaire photovoltaïque de 25 MW et se prépare à mettre en service deux autres d’une capacité cumulée de 50 MW, portant ainsi la capacité installée au Bénin à 205 MW, par rapport à une pointe d’environ 280 MW aujourd’hui.
Concernant le secteur de la cimenterie, qui a été, depuis les années 70 jusqu’à récemment, l’une des seules véritables industries lourdes capables d’accueillir des profils d’experts industriels béninois rentrés au pays, le Gouvernement du Bénin a pris, au cours des cinq (05) dernières années, des mesures salvatrices pour l’État et le secteur privé, notamment : i) la révision des contrats de concession et d’exploitation minière en cours afin de permettre à l’État une meilleure visibilité et, par conséquent, une meilleure évaluation des recettes ; ii) une exploration plus active des ressources du sous-sol béninois pour identifier et évaluer son potentiel grâce à des réformes majeures au sein des acteurs publics en charge de la géologie et des mines ; iii) enfin, la promotion et la création, avec le secteur privé local, d’une nouvelle cimenterie nationale qui, à terme, permettra à l’État de mieux appréhender le secteur et de gérer durablement les ressources naturelles. Ces mesures ont non seulement revitalisé un secteur d’activité où les acteurs historiques agissaient en hégémonie, mais ont également stimulé la concurrence, dont les effets à moyen et long terme seront la disponibilité et l’accessibilité du ciment sur tout le territoire pour soutenir le développement des infrastructures amorcé par le Bénin. Les exportations de ciment, clinker et autres matériaux de construction vers les pays voisins viendront couronner ce nouvel élan en vue d’une croissance économique performante, sans oublier les milliers d’emplois stables générés.
Enfin, le symbole de cette nouvelle industrialisation est la zone économique spéciale de Glo-Djigbé (GDIZ), gérée par la Société d’investissement et de Promotion de l’Industrie (SIPI S.A.), qui accueille, depuis 2021, des investisseurs et des industries dans plusieurs secteurs de transformation, avec pour vocation première la production pour l’exportation en direction de la CEDEAO et du reste du monde. Cet objectif, basé sur la faiblesse du marché local, est salutaire pour le Bénin, qui engrangera des devises et attirera des investissements directs étrangers, indispensables pour soutenir la croissance. Le modèle de la GDIZ, fondé sur des partenariats techniques et financiers, a déjà fait ses preuves ailleurs dans le monde et est largement répandu chez notre grand voisin, le Nigéria. Cette expérience fructueuse a déjà drainé des milliers de milliards d’investissements et est en phase de réplication à Sèmè-Kpodji et à Kétou, selon des rapports récents des conseils de ministres. Cela montre bien qu’une dynamique industrielle est en marche et que la transformation structurelle de l’économie béninoise n’est plus un vœu pieux, mais un levier de développement réel.
Je pourrais citer d’autres signes comme la promotion active de la destination Bénin auprès des investisseurs étrangers, dont un des points d’orgue est le roadshow organisé par le Gouvernement du Bénin à Paris en collaboration avec l’Agence de Promotion des Investissements et des Exportations (APIEx), la création de l’Agence de Développement des PME (ADPME) en tant que guichet unique d’appui aux PME, ainsi que la création de la Caisse des Dépôts et Consignations du Bénin (CDCB), qui agit maintenant comme investisseur institutionnel de premier plan dans le renforcement des capitaux propres des grandes entreprises locales, tant en phase de création que de croissance, en injectant des sommes allant de milliards à des dizaines, voire des centaines de milliards de FCFA.
Ces exemples montrent qu’une dynamique a vraiment été enclenchée en ce qui concerne l’industrialisation du Bénin, avec des actions dans tous les compartiments, notamment l’investissement, le climat des affaires, la formation technique et professionnelle, le transfert de technologie, et l’accès aux facteurs de production (énergie, eau, infrastructures, etc.).
Voulez-vous dire que tout a été fait dans ce domaine ? Si non, pouvez-vous partager avec nous les insuffisances relevées ou les points à améliorer ?
Bien entendu, au regard de mon parcours et de ma modeste expérience, je suis conscient de certains points majeurs qui méritent une attention particulière. J’ai déjà eu l’occasion, lors d’un précédent entretien, de suggérer la création rapide d’autres zones économiques spéciales dans d’autres régions du Bénin pour mettre en valeur des potentialités jusqu’ici sous-exploitées. Je me réjouis de la création des zones de Sèmè et Kétou, et j’attends impatiemment celle de Ifangni, car elles permettront de renforcer le commerce avec notre grand voisin de l’Est et son vaste marché. En particulier, la zone de Kétou permettra de valoriser industriellement les spéculations agricoles, comme le manioc, dont les produits dérivés sont infinis (gari, tapioca, amidon, colle pour papier, gomme, etc.).
Cependant, il me semble que les métiers de support aux industries, tels que les fabricants de matériels, les designers industriels, les développeurs de solutions informatiques, les métallurgistes, vulcanisateurs, etc., ne profitent pas suffisamment de l’implantation des zones économiques et des industries qui s’y installent. Cela retarde le développement d’un écosystème industriel global dans lequel des PME satellites pourraient monter en compétences et en activités autour des zones industrielles. L’absence de cette situation, d’une part, ralentit la compétitivité des industries établies dans les zones, qui doivent alors recourir à l’importation de services de qualité en cas de besoin. D’autre part, cela empêche la stratégie d’industrialisation d’absorber rapidement la masse de techniciens formés sortant des centres de formation. Le Gouvernement doit trouver des mécanismes pour, d’une part, aider les PME locales à acquérir les compétences nécessaires pour fournir des services de soutien aux industries installées dans les zones économiques, et d’autre part, promouvoir la fabrication locale d’équipements, de structures métalliques et d’autres objets de qualité nécessaires aux industries dans les zones économiques.
Mon dernier point concerne l’accélération de la promotion des métiers liés au financement structuré, au “Project finance,” aux fusions-acquisitions et au “Private Equity” à travers une réglementation plus attractive pour les fonds d’investissement et de capital-risque. En effet, les investissements industriels nécessitent souvent des capitaux à long terme, principalement sous forme de fonds propres, que les banques locales, par nature, ne peuvent pas fournir. Étant donné que l’appétence des banques est fortement corrélée à leur capacité d’apports en fonds propres, il est urgent que le Gouvernement mette en œuvre des mesures fortes pour attirer ces fonds d’investissement spécialisés et faciliter leur implantation et leurs activités au Bénin.
Je me réjouis que des initiatives dans ce sens, bien que timides, soient déjà en gestation.
Je rêve de voir, par exemple, les stylistes et modélistes béninois profiter de la présence d’usines textiles à Glo-Djigbé pour accéder à des tissus “made in Benin” plutôt que d’importer de Chine ou du Nigéria pour satisfaire leur clientèle.
J’espère de tout cœur que, quel que soit le bord politique du prochain régime en 2026, la politique industrielle du Bénin se poursuivra et s’intensifiera pour le bonheur des Béninois et le développement du pays. L’industrialisation est la voie royale vers le développement, le plein emploi, la sécurité sociale, la modernisation et le bien-être. Que Dieu bénisse le Bénin !